Un enclos de pardon.
« Le monde de l’art n’est pas le monde du pardon », écrivait René Char. On peut, bien entendu, interpréter de mille manières cette formule aussi lapidaire qu’impitoyable. Mais elle doit nous faire ressouvenir que les artistes auront passionnément aimé les querelles et les hiérarchies. Entre les arts, entre les genres, entre les techniques. Longtemps, les peintres ont ainsi vu la ligne et la couleur comme deux adversaires. La ligne relevait de l’intellect, de la raison, la couleur de la passion, et de ses emportements. La musique, pareillement, a été considérée tantôt comme un modèle, parce qu’elle n’imitait rien, et parlait directement aux sens, tantôt comme un repoussoir, parce qu’elle ne parlait justement qu’aux sens : vibration à l’unisson de nos propres viscères et du boyau de chat (dont la légende voulait qu’on fît les cordes de violon), disait Marcel Duchamp ... La couleur était trompeuse et dangereuse (autant dire, dans un univers autrefois largement misogyne, féminine), le dessin rassurant (et, partant, du genre masculin). Il y a évidemment longtemps que l’on a rangé ces métaphores sur les étagères de l’histoire inégalitaire ... Mais quelque chose demeure — on ne se débarrasse pas comme cela de fantasmes séculaires — qui nous fait souvent apparaître la ligne, en peinture, comme étant liée à la réflexion, et la couleur plutôt au sentiment, ou au corps, comme aussi la musique, cet art qui nous fait parfois sortir de nous-mêmes, danser et perdre toute raison. Peut-être revenait-il à des femmes — Sophie Taeuber, Agnes Martin, Edda Renouf, Pierrette Bloch, Sylvia Bächli, et tant d’autres que l’on pourrait citer — de s’attaquer plus précisément au poncif, et de ramener la ligne, de plein droit, dans le paysage du sensible et de l’émotion incarnée. Marta Budkiewicz serait, finalement, de celles-là. Elle est entrée aux Beaux-Arts de Paris avec l’expérience rare de la pianiste qu’elle demeure. Elle y a choisi l’atelier de Giuseppe Penone, c’est-à-dire la confrontation avec ce qui nous paraît le plus éloigné des ondes mathématiquement organisées en timbres et mélodies éphémères : la présence du corps dans la sculpture, l’empreinte durable du geste dans l’espace, la densité éprouvée de la terre ou du bois. Tout se passe comme si ses premières années dans le monde du dessin et de la sculpture avaient été consacrées à la recherche d’une vibration spécifique de la matière visuelle. Son exposition à la Progress Gallery est une étape importante dans sa quête d’un rythme pour les yeux, d’une respiration de la ligne, d’un diagramme du souffle et du cœur battant qui ne ressemblerait pas à un électrocardiogramme, en somme de cet improbable code-barres de la vie, dont le chiffre à jamais nous échappe. Aux scientifiques et aux techniciens, la ligne et les mathématiques servent à restituer un univers quantifiable : aux artistes, dessinateurs et musiciens, la ligne et les mathématiques servent à rendre sensible une qualité particulière du monde. 
Marta Budkiewicz accompagne les dessins de son exposition d’un enregistrement sonore de leur tracé. Bruit parasite, dira-t-on peut-être, ou difficulté pour l’artiste de couper le cordon ombilical qui la relie à la musique ? Il se peut qu’en réalité cette modeste intervention du son (donc du temps) dans un art de l’espace soit finalement très juste, comme la captation par le micro des fameux murmures de Glenn Gould lors de ses enregistrements. Ces murmures ne sont pas de la plume de Bach : mais tout comme le rythme souvent lent de Gould, son phrasé moins coulant qu’il n’est requis dans le jeu académique, mais proprement génial, ils participent de l’humanité de la musique de Bach (dont on dit volontiers, avec une douce ironie, qu’elle serait capable de conduire vers Dieu un mécréant ...) quand elle s’incarne. Marta Budkiewicz, dans ses rythmes de lignes, n’essaie pas d’imiter la musique, comme beaucoup d’œuvres des avant-gardes du XXe siècle ont tenté de le faire. Elle met, en revanche, au service de la respiration du dessin sa parfaite connaissance de la musique, elle appelle le corps au secours de l’esprit, dans la perspective, non de cette synthèse des arts dont nombre ont autrefois rêvé, mais d’une plus modeste et sans doute plus généreuse conciliation des arts : pas le Gesammtkunstwerk wagnérien, mais un petit enclos de pardon où musique et dessin se donneraient l’accolade …


A moment of forgiveness

"The world of art is not the world of forgiveness », wrote René Char. One can, of course, interpret in a thousand ways this formula as lapidary as pitiless. But it must make us remember that the artists would have passionately loved quarrels and hierarchies. Between the arts, between genres, between techniques. For a long time, painters saw line and color as two adversaries. The line was of intellect, of reason, the color of passion, and of its outbursts. Music, likewise, was considered sometimes as a model, because it did not imitate anything, and spoke directly to the senses, sometimes as a foil, precisely because it spoke to the senses: a vibration in unison with our own viscera and the cat's gut (of which violin strings are said to be made of) according to Marcel Duchamp…
Color then was misleading and dangerous (in a largely misogynistic, feminine world), drawing was reassuring (and hence of the masculine gender). We have long since put these metaphors away on the shelves of remote history. 
Yet something remains – it isn’t so easy to get rid of secular fantasies –  that makes us see the line, in painting, as being linked to reasoning, and color to feeling, or to the body, as is the case with music, an form of art that can literally make us go out of ourselves, dance and lose all reason. Perhaps it was for women – Sophie Taeuber, Agnes Martin, Edda Renouf, Pierrette Bloch, Sylvia Bächli, to name but a few – to tackle the cliché, and bring back the line in the landscape of sensibility and emotion incarnated. Marta Budkiewicz would ultimately be one of those. She entered the Beaux-Arts in Paris with the rare experience of the pianist that she remains. She chose Giuseppe Penone's class – that is to say the confrontation with what seems to be far away from the mathematically organized waves in ephemeral timbres and melodies: the presence of the body in the sculpture, the lasting impression of the gesture in space, the proven density of the earth or wood. It is as if her early years in the world of drawing and sculpture were devoted to the search for a specific vibration of the visual material. Her exhibition at the Progress Gallery is an important step in her quest for a rhythm for the eyes, a breathing of the line, a diagram of breath and the beating heart that does not look like an electrocardiogram, in other words the improbable barcode of life, whose figures  forever eludes us. For scientists and technicians, line and mathematics serve to restore a quantifiable universe: to artists, designers and musicians, the line and mathematics serve to reveal a particular sensibility. Marta Budkiewicz accompanies the drawings of her exhibition with a sound recording of their making of. Is it just a noise or an indication of the artist’s difficulty to cut the umbilical cord that connects her to the music? Perhaps this modest intervention of sound (and therefore time) in the art of space is actually very necessary, just as were Glenn Gould’s murmurings during his recordings. These murmurings were not written by Bach: Gould's slow rhythm, his phrasing not quite as flowing as required by the academic game, but clearly inspired, form part of the humanity of music of Bach (said to be able to lead a miscreant to God...) when it becomes incarnated. Marta Budkiewicz, in her rhythms of lines, does not try to imitate the music, as many works of the avant-gardes of the twentieth century have tried to do. She does however put her perfect knowledge of music at the service of the breathing of the drawing, she calls the body to the aid of the mind, in the perspective, not of this synthesis of the arts which many have dreamed of, but of a more modest and probably more generous conciliation of the arts: not the Wagnerian Gesammtkunstwerk, but a small enclosure of forgiveness where music and drawing would embrace each other...

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